La France présente un niveau de dépenses et un mode de financement de la protection sociale spécifiques.
En parallèle, elle enregistre des résultats en matière d’emploi moins bons que certains de ses voisins. Cela peut donc susciter des interrogations sur les interactions possibles entre ces deux observations.
Toutefois, à l’épreuve des faits et de l’étude économique fine (cf. analyses ci- dessous) il apparaît qu’une politique de baisses de cotisations sociales visant à améliorer la compétitivité des entreprises et ainsi le niveau d’emploi n’est pas nécessairement efficace :
En conséquence il est excessif d’affirmer que la protection sociale et son financement constituent le facteur déterminant des déséquilibres persistants du marché du travail en France.
On peut même conclure à l’inverse que, parce qu’elle accompagne les travailleurs tout au long de leur vie professionnelle, et à la condition qu’elle soit munie des incitations appropriées, la protection sociale peut contribuer à élever la durée de la carrière, le nombre et la qualité des emplois occupés, ainsi que leur rémunération, et au total accroître la productivité et le potentiel de croissance de l’économie.
Au sein de l’Union européenne, la France présente trois singularités dans les domaines de la protection sociale et de l’emploi :
La tentation existe de juxtaposer ces trois indicateurs, et d’accréditer l’idée que le poids élevé des dépenses sociales en France se reporte sur le coût du travail, puisqu’elles sont financées par une part déterminante par des prélèvements reposant sur les revenus d’activité, et en particulier sur des cotisations sociales à la charge des entreprises, et contribue in fine au niveau élevé du chômage dans notre pays.
Cette argumentation a certainement l’apparence de la logique, et elle semble s’accorder avec les faits. Elle lance un défi à notre modèle social, car elle suggère qu’un niveau excessif de dépenses sociales et/ou un mode de financement approprié le rendent insoutenable, en réduisant l’assiette des ressources qui lui sont nécessaires. Ce défi doit être relevé en interpellant dans toute sa complexité le lien entre protection sociale, croissance et emploi.
Protection sociale, financement, coût du travail, compétitivité, emploi : il importe en premier lieu de clarifier les catégories de l’analyse qui va être conduite pour élucider les interactions entre la protection sociale et l’emploi.
Tout d’abord, la protection sociale désigne l’ensemble des dispositifs qui concourent à la couverture des personnes contre un ensemble de risques définis de façon limitative dans : maladie, invalidité, accidents du travail, vieillesse, survie, maternité, famille, insertion et réinsertion professionnelle, chômage, logement, pauvreté-exclusion sociale. Un règlement européen établit un système européen des statistiques intégrées de la protection sociale (SESPROS) et impose aux États membres de l’Union européenne de produire annuellement des données sur les dépenses de protection sociale, les bénéficiaires et les modes de financement, aux fins d’analyse comparée. En France, ce sont les comptes de la protection sociale publiés chaque année par la Drees qui constituent la contribution nationale à ce dispositif statistique européen.
Le périmètre de la protection sociale ainsi défini est large, puisqu’il englobe les régimes de sécurité sociale, les fonds de financement, le régime d’assurance chômage, les régimes obligatoires de retraite complémentaire, mais également les concours budgétaires de l’État et des collectivités locales au titre de programmes sociaux, et même des dispositifs facultatifs (couverture maladie complémentaire, prestations extra-légales versées par les employeurs, secours versés par des organismes à but non lucratif) pour autant qu’ils assurent une mutualisation minimale des risques (couverture collective, tarification indépendante du risque individuel).
Au sein de l’Union européenne, la France est le deuxième pays, par rang décroissant, pour le poids des dépenses de protection sociale, telles que définies ci-dessus, dans le produit intérieur brut : 33,6% en 2012, contre 29,0% en moyenne dans l’Europe à 27 (cf. graphique 1 ci-dessous) ; seul le Danemark affiche un ratio plus élevé (34,2%). Si ces chiffres accréditent le fait que la France figure en tête des pays développés pour la part de la richesse nationale consacrée à la protection sociale, l’écart à la moyenne européenne peut toutefois être relativisé, en prenant en compte son périmètre particulièrement étendu, notamment dans le domaine de la retraite complémentaire, obligatoire dans notre pays alors qu’elle relève de dispositifs facultatifs et fréquemment individuels dans les autres pays européens.
En second lieu, la France fait aussi partie des pays européens dans lesquels le financement de la protection sociale repose de façon nettement majoritaire sur des cotisations sociales assises pour l’essentiel sur les revenus d’activité. La part des cotisations sociales dans les ressources de la protection sociale s’élevait en effet à 63,3% en France, contre 56,2% en moyenne dans l’Europe à 27 (cf. graphique 2 ci- dessous). De plus, la part des cotisations sociales à la charge des employeurs est particulièrement élevée (43,0%). Ainsi, alors que la France et l’Allemagne mobilisent toutes deux une part sensiblement identique des cotisations sociales 3 pour financer les dépenses de protection sociale (de l’ordre de 63%), nos voisins allemands opèrent au sein de cet ensemble un partage très différent du nôtre entre cotisations à la charge des employeurs et des salariés : 55%-45% en Allemagne, contre 70%-30% de ce côté-ci du Rhin.
Or les cotisations sociales à la charge des employeurs ont un impact direct sur le coût du travail supporté par les entreprises, et donc sur l’emploi, tandis que les cotisations sociales à la charge des salariés n’ont en première instance d’incidence que sur la rémunération nette des personnes occupant un emploi. Par ailleurs, la France présente le cas, presque unique en Europe, de l’attribution de recettes fiscales propres à certains régimes de protection sociale, notamment au travers de la contribution sociale généralisée (CSG), mais également des recettes fiscales générales (TVA, taxe sur les salaires, prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine…) ou spécifiques (droits sur la consommation de tabac et d’alcool). Au total, si l’on fait masse des cotisations sociales et de la CSG sur les revenus d’activité, les prélèvements sociaux assis directement sur les revenus d’activité représentent environ 72% de l’ensemble des ressources de la protection sociale.
Selon les données collectées par la Commission européenne, le coût du travail – ensemble des salaires nets, des cotisations sociales et des impôts assis sur les salaires – a progressé plus fortement en France qu’en Allemagne depuis le début des années quatre-vingt-dix. Alors que, dans l’ensemble des branches marchandes, la France présentait un coût horaire inférieur de 10% à celui mesuré en Allemagne, le rapport s’est exactement inversé en 2010. Cette évolution ne s’explique pas par des divergences dans les rythmes d’évolution de la productivité horaire du travail dans les deux pays. En revanche, il apparaît clairement que, si la France a connu une progression du coût horaire du travail en ligne avec la tendance observée en moyenne dans l’Union européenne depuis 2000 (cf. graphique 3 ci-dessous), c’est l’Allemagne qui a connu une évolution atypique des salaires pendant cette même période, sous l’effet en particulier de la création de nombreux emplois faiblement rémunérés dans le secteur des services (« Minijobs »).
Enfin, cette évolution de la compétitivité-coût des entreprises françaises depuis le début des années 2000 a été concomitante à des performances médiocres de la France dans le domaine de l’emploi (cf. graphique 4 ci-dessous). A la fin 2014, notre pays affichait un taux de chômage élevé 10,4% de la population active. Si ce résultat est à peine plus défavorable qu’en moyenne en Europe (9,9%) – au demeurant, depuis une dizaine d’années, le taux de chômage français est resté proche de la moyenne européenne -, il marque une discordance par rapport aux résultats obtenus par les pays européens les plus développés (4,8% en Allemagne, 6,5% aux Pays- Bas, 7,3% en Suède, 5,5% au Royaume-Uni). La comparaison avec la moyenne de l’Union européenne à 28 incorpore en effet des niveaux très élevés du taux de chômage dans certains pays, notamment en Europe du Sud (23,7% en Espagne, 13,3% en Italie), et ne fournit pas de ce fait une référence pertinente.
Ces observations statistiques justifient que l’on puisse s’interroger sur un lien éventuel entre le poids de la protection sociale dans le produit intérieur brut en France, son mode de financement original, et les résultats décevants observés de façon relativement constante au cours du temps en matière de chômage.
La question des liens entre protection sociale et emploi peut être décomposée en trois interrogations plus spécifiques.
Dans quelle mesure le coût du travail dépend-il réellement du niveau et du mode de financement des dépenses sociales ?
Des prélèvements sociaux élevés acquittés par les employeurs ou par les salariés alourdissent le coût du travail, pénalisent la compétitivité des entreprises, limitent leur activité et in fine réduisent l’emploi : tel est le raisonnement couramment tenu quant à l’impact négatif sur l’emploi d’un poids élevé des cotisations sociales dans le financement de la protection sociale. Selon cette approche, une diminution des cotisations et contributions pesant sur les salaires, et leur remplacement par des prélèvements pesant sur d’autres assiettes, devrait permettre d’améliorer la situation financière des entreprises et l’emploi.
Il importe toutefois de prendre en compte l’ensemble des interactions économiques entre financement de la protection sociale et emploi. Par exemple, il y a lieu de prendre également en considération les effets suivants :
Sur ce dernier point, la France présente des fluctuations importantes du taux de chômage qui varie de façon considérable autour de sa moyenne (9,8% en 2013) selon que l’on considère les diplômés du supérieur (6,1% pour les titulaires d’un diplôme supérieur à Bac + 2), les titulaires du baccalauréat, d’un CAP ou d’un BEP (10,1%) ou les personnes avec des diplômes plus faibles ou sans diplôme (16,1%) (cf. tableau 1 ci-dessous). Lorsque l’allègement des prélèvements sociaux acquittés par l’employeur porte sur des rémunérations élevées correspondant à des emplois qualifiés (ce qui est généralement le cas dans les secteurs industriels exposés à la concurrence internationale), pour lesquels il n’existe qu’un gisement limité de main d’œuvre disponible à la recherche de ces emplois, on ne voit guère comment l’employeur pourrait procéder à des embauches sans relever les salaires qu’il offre.
Ce risque est d’autant plus grand que le poids des prélèvements alternatifs sur les salariés (TVA, par exemple) risque de relancer les revendications salariales. Tout se passe ainsi comme si, lorsque le marché du travail est proche de l’équilibre, un arbitrage s’opérait entre la rémunération nette et les cotisations sociales à la charge des employeurs et des salariés pour maintenir le coût total de l’heure travaillée à un niveau qui reflète la productivité de la main d’œuvre employée. Les données internationales comparées suggèrent en effet qu’il n’existe pas de relation claire entre le montant total du coût de l’heure travaillée et sa répartition entre rémunération nette et prélèvements sociaux (cf. graphique 5 ci-dessous). A cet égard, la logique d’assurances sociales sur lequel repose fortement le système de protection sociale français, et le caractère sensiblement contributif des prestations garanties, est de nature à faciliter l’acceptation des prélèvements sociaux par les assurés, dès lors qu’ils en perçoivent clairement les contreparties.
A l’inverse, au bas de la distribution des salaires, il est possible de mobiliser des personnes privées d’emploi qui sont prêtes à travailler au salaire couramment offert : la baisse des cotisations des employeurs peut donc être profitable à l’emploi faiblement qualifié. En particulier, dans le contexte de l’existence d’un salaire minimum (le SMIC) qui rend les salaires rigides à la baisse au bas de la distribution salariale, diminuer les cotisations sociales dans cette zone peut avoir un impact certain sur l’emploi. C’est le sens des allégements généraux de cotisations sociales à la charge des employeurs sur les bas salaires (dispositif dit « zéro charges URSSAF»), compensés par l’attribution de recettes fiscales à la Sécurité sociale, qui ont permis, selon une variété d’études économiques, de créer ou de sauvegarder entre 400 000 et 600 000 emplois depuis leur mise en place au milieu des années quatre- vingt-dix1.
1 Cf. le point d’étape du Haut Conseil du financement de la protection sociale [lien médiathèque ad hoc] sur les évolutions du financement de la protection sociale, mars 2014
Indépendamment de ces dispositions prises pour réduire, par un allégement des prélèvements sociaux sur les bas salaires, le coût du travail peu qualifié et accroître l’emploi, il faut en tout état de cause noter que, s’agissant de la sécurité sociale proprement dite, les pouvoirs publics ont mené depuis les années quatre-vingt-dix une politique constante de stabilisation des taux des cotisations sociales à la charge des employeurs. Même si cette modération du prélèvement social a pu par ailleurs être en partie contrariée par les relèvements des taux de cotisations intervenus dans les domaines de l’assurance chômage, de la retraite complémentaire ou du financement des transports urbains, il paraît en conclusion excessif d’affirmer que la protection sociale et son financement constituent le facteur déterminant des déséquilibres persistants du marché du travail en France.
A côté des effets négatifs que la protection sociale exerce éventuellement, n’existe-t-il pas aussi des mécanismes par lesquels la protection sociale contribue à soutenir la croissance et l’emploi ?
Si l’hypothèse d’un impact négatif de la protection sociale et de son financement sur l’emploi doit légitimement être mise à l’épreuve de l’analyse économique et de la confrontation aux faits, il est tout autant légitime d’examiner les cas dans lesquels une couverture adéquate des risques sociaux peut au contraire stimuler la productivité du travail et la croissance à long terme, et donc être favorable à l’emploi. Plusieurs impacts positifs sur l’activité économique et l’emploi d’une protection sociale justement proportionnée ont ainsi pu être identifiés dans des études économiques sur données françaises et étrangères :
Ainsi, parce qu’elle accompagne les travailleurs tout au long de leur vie professionnelle, et à la condition qu’elle soit munie des incitations appropriées, la protection sociale peut contribuer à élever la durée de la carrière, le nombre et la qualité des emplois occupés, ainsi que leur rémunération, et au total accroître la productivité et le potentiel de croissance de l’économie.
Quels autres axes de progrès pour la protection sociale quant à ses incidences sur l’environnement économique et l’emploi en particulier ?
Au total, si les pouvoirs publics étaient à même d’identifier et de traiter les incidences négatives du financement de la protection sociale sur l’emploi, principalement faiblement qualifié, et s’ils mettaient en œuvre des politiques sociales qui permettent de tirer le meilleur profit des avantages d’une couverture sociale adéquate des risques sociaux, on pourrait nourrir l’espoir d’une atténuation, sinon d’une
élimination, des conflits potentiels entre la recherche de la stimulation maximale de l’activité et de l’emploi, et l’objectif d’une couverture toujours plus complète des risques sociaux.
La prudence commande cependant de ne pas former d’attentes excessives en la matière. La réalité des relations qu’entretiennent les entreprises et les personnes avec les institutions de protection sociale est souvent bien éloignée du cadre stylisé de l’analyse économique, particulièrement dans le contexte français marqué par une architecture complexe de régimes et de modalités de financement. La lourdeur des formalités sociales des entreprises, et parfois l’insécurité juridique auxquelles elles sont exposées au regard du prélèvement social, peuvent constituer des entraves à leur développement.
Du côté des assurés, la multiplicité des régimes crée trop souvent des situations d’interruption des droits, notamment aux prestations maladie, qui peuvent représenter des obstacles à la mobilité professionnelle, laquelle est une condition pour substituer des activités nouvelles aux emplois anciens, et accroître la productivité de l’économie. Réduire ces coûts administratifs demeure donc assurément un objectif important pour les politiques de protection sociale.
Au-delà des considérations liées aux relations individuelles entre les entreprises et les personnes et le système de protection sociale, une autre condition décisive pour une contribution positive de la protection sociale au développement économique à long terme est qu’elle soit dotée d’une gouvernance qui garantisse son équilibre financier durable et favorise l’acceptation du prélèvement social :
Graphique 1 : ensemble des prestations de protection sociale en Europe en 2015
Source : Rapport de la DREES sur la protection sociale en France et en Europe en 2016
Graphique 2 : Structure des ressources de la protection sociale en Europe en 2015
Source : Rapport de la DREES sur la protection sociale en France et en Europe en 2016
Autres recettes : contributions publiques, Itaf (impôts et taxes affectés) et les recettes diverses telles que produits financiers, ressources de comptes de capital, ventes de biens et services...
Moyenne UE-28 calculée pour la dernière année disponible (2014 pour la Pologne, 2015 pour les autres pays).
Graphique 3 : Taux de croissance annuel moyen du coût horaire de la main-d’œuvre en monnaie nationale
Source : Rapport de la DREES sur la protection sociale en France et en Europe en 2016
Les évolutions du taux de change ont un impact sensible sur les coûts du travail exprimés en euros pour les pays n’ayant pas adopté la monnaie unique (ici, Royaume-Uni et Suède). Par exemple, entre 2012 et 2016, le coût du travail en Suède en euros n’augmente que de +0,6 % par an, contre +2,8 % par an en moyenne en monnaie nationale (dépréciation de la couronne suédoise par rapport à l’euro durant la période). Le taux de change est un élément de la compétitivité des pays, mais il n’a pas directement d’incidence sur la structure de financement de la protection sociale ; c’est pourquoi les coûts reportés ici sont exprimés en monnaie nationale.
Champ : Entreprises de 10 salariés ou plus ; industrie, construction et services (sauf l’administration publique, la défense et la sécurité sociale obligatoire), hors agriculture.
Graphique 4 : Taux de chômage en 2009, 2014 et 2015
Source : Rapport de la DREES sur la protection sociale en France et en Europe en 2016
Graphique 5 : Coût horaire de la main-d’œuvre estimés en Europe en 2016 (en euros)
Source : Eurostat